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Raï, scène ballroom et soirées “Black Blanc Beur” : Fouad Zeraoui raconte 25 ans de fêtes

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Raï, scène ballroom et soirées “Black Blanc Beur” : Fouad Zeraoui raconte 25 ans de fêtes

Fouad Zeraoui a été journaliste, activiste, rédacteur en chef. Surtout, il a créé à la fin des années 90 un thé dansant pour la communauté beur gay, la “Black Blanc Beur”. Près de vingt-cinq ans après ses débuts, la soirée se nomme maintenant la “Baby Boy” et elle fait toujours danser les Parisiens. Du raï à la scène ballroom new-yorkaise, en passant par les strippers latinos, retour sur une carrière dont l’unique objectif a été d’offrir des espaces enchantés au public.

Propos recueillis par Christophe Wilson pour TRAX MAGAZINE

Commençons par quelques éléments biographiques, pour comprendre d’où tu viens ?

Je suis né en Algérie et je suis arrivé à Paris à l’âge d’un an. Je suis un Beur né là-bas et qui a grandi ici. Je suis aussi un produit de l’échec scolaire : je n’ai pas le bac. Très tôt, j’ai dû faire des petits métiers, beaucoup dans la restauration, notamment la plonge. Mon parcours est donc celui d’un autodidacte. Vers 20 ans, au début des années 1990, j’ai commencé à écrire des articles que je vendais à des magazines comme Gay Pied, Libération, CB News et Globe, le magazine financé par Pierre Bergé. Ensuite ça a été pour la presse féminine, Elle et Marie-Claire. 

Tu avais des thèmes de prédilection ? 

La musique, notamment le raï. Mais aussi l’immigration, la vie des Beur·e·s. Je me souviens, par exemple, avoir écrit un long papier pour Marie-Claire sur les femmes marocaines qui ont vécu dans les derniers harems. 

L’écriture t’est-elle venue naturellement ?

Non, l’écriture a toujours été un calvaire pour moi. J’avais des idées, j’avais la fougue pour aller trouver les gens, mais rédiger, ça n’a jamais été mon truc. C’est là que tu te rends compte que quand tu n’as pas fait d’études, il faut en chier pour signer des articles qui tiennent la route. 

Comment se fait-il que tu aies persévéré si tu détestes à ce point la rédaction ? 

Parce que j’avais l’envie de rencontrer des gens que je ne connaissais pas et d’aller dans des milieux auxquels je n’appartenais pas. En un mot, j’avais envie de faire des reportages qui me permettent d’échapper à ma réalité. Heureusement, au bout de quelque temps, je suis sorti de la presse écrite et je suis devenu journaliste-enquêteur pour la réalisatrice Yamina Benguigui. J’ai notamment travaillé avec elle sur un documentaire en trois parties intitulé Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin qui a été un grand choc quand il a été diffusé en prime time sur Canal+ en 1997.

C’est cette même année que tu crées l’association “Kelma” pour donner de la visibilité à la communauté beur gay, tu peux raconter l’origine de cette entreprise ? 

L’idée originale était de Noureddine Ferroukhi, un Algérien exilé en France à cause de la guerre civile. Pour une question de papiers, il ne pouvait pas porter administrativement l’association donc il m’a demandé de le faire. “Kelma”, ça veut dire “parole” en arabe. On a choisi ce mot parce que c’est par la parole qu’on se construit et qu’on se libère, par exemple, du tabou de l’homosexualité. Vu l’importante communauté beur en France, je trouvais que ce n’était pas normal qu’il n’existe pas un groupe qui permette aux jeunes de se retrouver pour discuter et échanger sur leur expérience, s’entraider à faire leur coming out, s’ils le souhaitaient. 

Quelles étaient les principales activités de l’association ? 

On a bien sûr eu une newsletter qu’on éditait dans mon appartement. On a organisé et participé à de nombreux débats avec l’association AIDS et le Centre Gay et Lesbien. Et puis on a aussi créé un char pour défiler à la gay pride 1998 sur du raï. Ça coûtait bonbon, mais si je me souviens bien, on avait reçu un chèque de l’association Saint-Laurent grâce à Christophe Girard. Le jour-J, on avait les chocottes, mais finalement ça s’est super bien passé : le char était blindé, j’étais très fier de voir tous les membres de l’association danser au vu et au su de tous et notamment des caméras.

Comment en es-tu venu à organiser des soirées ? 

Un jour, en 1998 toujours, je marchais sur le boulevard Barbès et je vois l’enseigne du Divan du Monde. C’était un dimanche après-midi et il y avait une soirée qui s’appelait “Black Sunday”. J’entre dans le club sans même que le physio me calcule, ce qui me fait halluciner. Il faut comprendre qu’à l’époque, en tant que jeune beur, faire la queue pour entrer dans un club, par exemple au Queen, c’était un stress pas possible. Mais là, au Divan du monde, le vigile ne me dévisage pas et à l’intérieur de la salle, je découvre un public black, trav et trans qu’on ne voyait que rarement ailleurs. Ça a été le déclic. Quelques jours plus tard, je suis allé voir Bernard Fargeau qui avait fondé le Divan du monde à l’endroit d’un ancien cinéma porno. Je lui explique mon idée de créer une soirée pour les beurs gays et Bernard, qui était quelqu’un de très ouvert, homosexuel, a immédiatement accepté de faire un essai sur le même créneau que les “Black Sunday”, c’est-à-dire de 18h à 23h le dimanche. C’est ce qu’on appelait les “gay tea dance”. 

Comment s’est passé cette toute première soirée intitulée “Black Blanc Beur” ?

C’était génial de voir autant de Beurs gays danser sur du raï et de la musique kabyle. On en a fait une autre un mois plus tard et ça a encore dégueulé de monde. Le bouche à oreille avait hyper bien marché et on avait eu quelques articles de presse. Et puis, il faut dire qu’on tractait à l’époque des flyers à la main dans le Marais. Je me souviens notamment d’un de ces premiers flyers qui représentait une main de Fatma dans le style de Keith Haring. Enfin bon, on a encore organisé une troisième soirée au Divan puis on s’est fâché avec la salle – je passe sur les détails. Toujours est-il que je me suis tourné vers le Folie’s Pigalle, période Hélène Martini. On s’y est installé sur le même créneau horaire de 18h-23h, mais avec une périodicité hebdomadaire.

Et dans cette nouvelle salle, la musique proposée était toujours du raï ?

Oui, une base de raï, mais aussi du chaoui, des musiques arabes, afro-caribéennes, antillaises. Tout ce qu’on pouvait remixer, les DJs résidents – DJ Karim et DJ André – le remixaient.

La communauté noire est rapidement devenue une partie importante de ton public ?  

Oui, parce que, le nom de la soirée, c’était “Black Blanc Beur”. Et ce qui faisait le succès de la soirée, c’était sa clientèle. Tous ces hommes superbes venus en un seul endroit, ça faisait un effet bœuf. Ils étaient beaux, ils bougeaient bien, le public a toujours fait la qualité de mes soirées.

À cette même époque, Kelma devient un site Internet avec son forum de discussion puis carrément un site de rencontre. Pourquoi cette évolution ? 

Il ne faut pas oublier que j’étais journaliste, donc, pour moi, l’information, c’était quelque chose d’important. Ça m’a paru évident de monter un site Internet pour renseigner la communauté. Donc on a commencé à publier des portraits, mais aussi des photos de soirées, des news… Et puis, il y a eu le forum qui a fédéré des intellos beurs qui avaient des discussions de grande qualité. Je me souviens notamment de deux utilisateurs, Rachid de Lille et Filou Mektoub, dont les écrits me scotchaient. Il y avait une vraie demande sur les sujets de fonds concernant notre identité.

Progressivement, tu as arrêté le travail associatif pour te concentrer sur les soirées et ton média en ligne, comment ça se fait ? 

Oui, au bout de quatre ans, vers 2002, j’ai dissous l’association. Les débats au Centre Gay et Lesbien ramenaient très peu de monde. En plus de cela, il y avait un côté cathartique qui m’était personnellement très désagréable. Il y avait une souffrance, une douleur qui sortaient de ces échanges… Je me suis dit que ce n’était pas de cette manière que notre communauté beur gay allait s’en sortir, mais plutôt dans le côté festif. Quand tu fais une soirée ouverte à un large panel de gens, qu’ils viennent et qu’ils repartent contents parce qu’ils ont eu l’occasion de rencontrer leurs semblables et d’oublier leur réalité, c’est, d’une certaine façon, un travail associatif. Le job est fait. Pour moi, ça vaut toutes les newsletters et tous les débats où on se prenait la tête. C’est une vision qu’on m’a longtemps reproché en me disant : “Soit tu es associatif, soit tu es commercial”. 

Tu parles souvent de l’arrivée de Nicolas Sarkozy au Ministère de l’Intérieur puis à la Présidence comme d’un moment de bascule. Tu peux expliquer ?

Avec ses discours, Sarkozy a éloigné les familles maghrébines et les banlieues de la République. En conséquence, les gens se sont retranchés sur leur identité première et sur la religion musulmane. Chose qui n’était pas du tout le cas dans les années 90 où les jeunes filles beur ne portaient pas le voile et où on fumait tous des clopes. Cette droitisation du discours politique, je peux te dire que ça n’a pas arrangé l’affaire des beurs gays. Ça devenait très dur pour eux de rentrer dans leur famille après avoir découvert qu’il existait des soirées dans lesquelles ils pouvaient être ce qu’ils voulaient. Et l’autre phénomène qui est arrivé à ce moment, c’est le fantasme du lascar. Je me souviens que les sex clubs parisiens organisaient des soirées qui tournaient autour du lascar comme objet sexuel. Il y avait aussi des sites pornographiques qui surfaient sur les mots “lascars”, “cité”, “cave”. Si tout cela a existé, j’imagine que c’est parce qu’il y avait une demande du côté beur comme du côté blanc. Mais c’était quand même très préjudiciable, ça n’a pas rendu service à la cause. 

Comment ce sont ensuite développées tes soirées Black Blanc Beur au Folie’s Pigalle ?

C’est au Folie’s Pigalle que j’ai commencé à inviter des collectifs latinos new-yorkais comme Latino Fan Club et des personnalités iconiques comme Tiger Tyson qui faisaient d’incroyables spectacles. À cette époque, j’étais fasciné par les Latinos, c’était pour moi les Beurs des États-Unis, c’est à dire des laissés-pour-compte pour qui le coming out était compliqué. 

Au bout de dix ans au Folie’s Pigalle, tu as encore été contraint de changer de salle ? 

Avec toute l’expérience que j’ai maintenant, je peux dire que le problème principal des clubs ce sont leurs patrons. En tant qu’organisateur, la majorité de ton temps et de ta bande passante mentale, tu les consacres à régler des problèmes avec des patrons de club. Tu te bats avant tout pour ne pas te faire bouffer. 

Où avez-vous atterri après le Folie’s ?

En 2008, on est donc allé faire nos soirées à ce qui s’appelait alors La Loco et qui est aujourd’hui La Machine du Moulin Rouge. Ça a été pour moi le climax : on est passé de 500 personnes à 1000 personnes. Surtout, la scène était immense et nous a permis de monter où d’accueillir d’incroyables productions artistiques. On a changé de nom, de “Black Blanc Beur” on est passé à simplement “BBB”. Niveau programmation, on a embrassé la scène ballroom et voguing new-yorkaise.

En fait, les soirées BBB ont suivi tes propres obessions : pour le raï d’abord puis pour les strippers latino et enfin pour la scène voguing ? 

Oui, c’est ça. Avec une véritable fascination pour New-York sur les vingts dernières années. C’est une ville qui me passionne par son histoire et la manière dont elle a agrégé les communautés, comment les communautés s’y sont organisées pour se revendiquer, pour faire des choses entre elles de manière très créatives et très osées. J’ai été marqué par ma visite dans un club comme l’Esculita qui était un espace LBGT-Trans pour les communautés Black et Latino. J’ai voulu reproduire l’ambiance de ce genre d’endroit à Paris. 

Pendant ces années Loco, tu as créé un nouveau média, papier cette fois-ci. 

J’ai voulu créer un média qui ressemble un peu à mes soirées, conçu pour la communauté que je représente. Il s’appelait Baby Boy, c’était un magazine gratuit financé par la pub. Ça paraissait de manière mensuelle. J’y ai mis toutes les idées que j’avais et qui n’étaient pas traitées dans les autres magazines gays. On travaillait avec un très bon photographe américain, Ernest Collins, qui nous faisait des couvertures superbes. Mais cette entreprise m’a littéralement épuisé. La presse, c’est très ingrat, au bout de trois ans, on a arrêté. 

Et puis, en 2013, la Loco a fermé.

Après cinq géniales années à la Loco, on a une nouvelle fois dû se mettre à chercher un club. Ça a été le Redlight pendant un an, il me semble, puis ensuite, on a été balancé entre différents clubs. C’était des années un peu compliquées. Enfin, on a atterri au Gibus où j’ai pu de nouveau inviter dans de bonnes conditions les artistes afro-américains que j’aimais. Et en horaires de nuit, cette fois-ci. 

Est-ce que, durant ces presque vingt-cinq ans d’activité, ton public a vieilli avec toi ?

Non, il y a eu un renouvellement permanent, notamment grâce à la scène ballroom qui est très créative et qui attire sans cesse de nouveaux talents. Ce qui est d’autant plus vrai depuis que cette culture est popularisée par des séries comme Pose ou Legendary. 

Pour finir, est-ce que tu veux évoquer quelques-uns de tes meilleurs souvenirs ? 

Je suis très fier d’avoir fait venir au Folie’s Pigalle de grands noms du raï, notamment une grande dame comme Cheikha Rimitti qui devait avoir 85 ans et qui a fait une prestation incroyable sur des remixes électro de ses chansons. Il faut aussi que je cite la venue de Cheb Abdou qui était à l’époque le Boy George Algérien. Une folle pas possible avec une voix de castrat qui chantait du raï. C’était un bonheur incroyable.